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    Causerie

    Un statisticien des plus distingués — ils le sont d'ailleurs tous, et leur distinction n'a d'égale que leur modestie ; c'est généralement en effet sous le voile épais de l'anonymat que la vérité, toute nue d'ordinaire, nous est révélée par eux — un statisticien donc, des masses même, ont établi, chiffres à l'appui, que l'état de mariage était éminemment favorable à la longévité humaine. Ces chiffres, soit dit entre nous, nul ne les a vérifiés ; mais ce serait faire bien gratuitement injure à ces braves gens que d'en douter, et comme mieux vaut encore y croire que d'y aller voir, nous n'hésitons pas une minute à accepter leurs conclusions les yeux fermés.

    Au surplus cette aveugle confiance n'offre aucun danger, et sans compter les titres qu'elle nous donnera à la sympathie de l’Alliance nationale pour l'accroissement de la population française, les faits sont là, qui parlent d'eux-mêmes. Il n'est pas bon que l'homme soit seul, et si parfois, comme l'a dit le moraliste Charron, le mariage est un rude et dangereux marché, il est encore, s'il est bien assorti, une très douce et plaisante vie , et l'on n'a jusqu'ici pas trouvé mieux.

    Aussi se marie-t-on ferme, en ce moment surtout, sous l'heureuse influence des effluves printaniers, si bien que les notaires voient la clientèle affluer dans leurs études, et que les officiers de l'état civil des six arrondissements de Lyon, plus en écharpe que jamais, en sont réduits à faire des heures supplémentaires au sein des mairies. Même on en a vu, ces temps-ci, qui opéraient pour leur compte, et si l'on en croit les on-dit, certains exemples venus de haut auraient été contagieux ; ce n'est qu'un bruit, mais si vague soit-il, notre devoir de chroniqueur nous met dans l'obligation de l'enregistrer ; et si, comme un vieil adage le prétend, on fait des folies à tout âge, celle-ci est toujours excusable, et nous n'y trouvons point à reprendre. Et d'abord ce n'est pas une folie, c'est au contraire la sagesse même; tout le monde sait qu'il n'est jamais trop tard pour bien faire, et la chanson le dit :

    Gai, gai, marions-nous, Le mariage est doux.

    La Chanson ! Elle va justement avoir sa glorification aujourd'hui même à Lyon, en la personne d'un de ses plus illustres représentants, Pierre Dupont. Le goût de la chanson est vieux comme le monde ; on le retrouve chez tous les peuples, à toutes les époques. C'est par des chants que lesGrecs, nos premiers maîtres, transmirent d'abord au monde leurs lois et les grands événements de leur histoire ; c'est par des chants qu'ils entraînaient leurs soldats à la victoire, et chaque profession avait chez eux ses chansons particulières.

    Les Romains les imitèrent, et c'est par des chansons guerrières que les légionnaires de César et les soldats de Vercingétorix préludaient aux combats où sombra, après dix années de luttes épiques, la fortune de nos glorieux ancêtres. Le vieux coq gaulois chanta toujours clair, et depuis ces temps reculés aucune nation ne porta la chanson à un plus haut degré de perfection que les Français. L'humeur chansonnière fut toujours un des caractères de notre race ; vainqueur ou vaincu, triste ou gai, dans l'adversité comme dans le triomphe, le peuple de France chanta, comme si la chanson était l'expression la plus naturelle de ses sentiments. Il chansonna ses rois comme ses ministres, tel Mazarin, qui le laissait faire, en Italien finaud qu'il était, disant simplement : Il chante, donc il paiera , et c'est aux accents de notre immortelleMarseillaise que plus tard il fit trembler l'Europe.

    De tous les chansonniers modernes, Pierre Dupont est évidemment celui qui éleva au plus haut degré le rôle de la chanson. D'autres, comme Désaugiers, Béranger et Nadaud la firent plus particulièrement fine et spirituelle ; Dupont, lui, la fit plus sincère, plus humaine, et c'est à cela qu'elle doit son charme inaltérable et la persistance de son succès.

    Certaines de ses chansons de circonstance ont forcément vieilli, comme tout ce qui vise à l'actualité ; mais l'ensemble de son œuvre est demeuré vivace, soit qu'il traduise les joies ou les tristesses des humbles, soit qu'il aborde les questions sociales, soit qu'il fasse entendre ses couplets rustiques, d'une forme si vive et si colorée, d'une si nette observation, d'une inspiration si soutenue. Ses tableaux champêtres sont autant de merveilles, et c'est par eux surtout qu'il restera ; ces strophes sont vécues, il y a mis toute son âme, le tour en est ingénieux et c'est avec les plus brillantes couleurs qu'il sait revêtir sa pensée.

    La musique elle-même, dont il est l'auteur, est des plus impressionnantes ; sous sa forme simple et sans prétention elle abonde en traits mélodiques d'une heureuse expression et n'a pas médiocrement contribué au succès de son œuvre. On conte que lorsqu'il eut composé son inimitable chanson des Boeufs — il habitait Paris à cette époque — il s'en alla trouver Gounod, peu connu lui-même à l'époque, et dont il était l'ami, et il le pria fort ingénument de lui transcrire l'air qu'il avait trouvé en écrivant sa chanson.

    Il lui chanta son premier couplet, et comme Gounod l'écoutait, la plume levée, Dupont de lui dire :

    Ah ! je vois bien que tu n'aimes pas cela ; je le craignais.

    Mais non, riposta vivement Gounod, continue, ne parle pas, chante encore.

    Quand il eut achevé il s'aperçut que Gounod, attendri, avait les yeux pleins de larmes. Et le compositeur, lui pressant les mains, s'écria :

    C'est beau, très beau; tu as trouvé la route. Ne la quitte plus ; là est ton génie, là sera ta gloire.

    On sait si Gounod fut bon prophète.

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